Il n'y a pas grand chose d'anodin, quand se tisse une relation entre humains. Les mots comptent, les gestes comptent, le contexte compte.

Le tien, de contexte, je l'ai toujours connu. Je ne m'attendais donc pas, un jour, à être prise par surprise par des mots un peu, rien qu'un peu, un rien, différents de ceux de la franche camaraderie.

Je jure que je me démène pour me dire, à chaque fois que ça t'arrive, un mot qui pétille, un geste qui va juste quelques millimètres plus loin que "ce qui se fait" (et le diable sait que ce qui se fait, généralement, balek, tu vois. Mais parfois on a besoin de repères), que c'est moi qui rêve, ou que tu ne te rends pas compte parce que justement, tu n'es pas exactement comme tout le monde. C'est un effort conscient, quasi permanent, que je fais, pour te garder à ta place dans ma tête.

A chaque fois que je joue, moi, avec l'élasticité de ton cadre, je me dis que je risque tout. Cette place qui, vue d'ici, semble si grande et dans laquelle tu me laisses m'installer. Ces moments d'intense joie à être juste moi et entièrement moi avec quelqu'un à qui ça va, précisément comme ça, comme je suis. Cette complicité qui s'est imposée et qui m'est si précieuse.

Parfois ça me prend un peu de temps, de me remettre la tête à l'endroit, quand je me suis un peu perdue dans la confusion. Ce n'est pas simple de se détourner de ce qu'on aurait envie de vivre pour être la personne qu'on a envie d'être. Et j'ai toujours été particulièrement mauvaise avec les injonctions contradictoires.

Généralement, quand j'y arrive, à remettre cette tête d'aplomb, tu me fais refaire un looping émotionnel dans les heures qui suivent.

Je ne crois pas que tu le fasses exprès. Je ne sais même pas si tu te dis que tu franchis des lignes. J'ai connu, déjà, chez un autre, l'épaisseur et l'étendue du tapis du déni, sous lequel on cache des choses inimaginables. Baleine sous le gravillon. Les bonnes intentions qu'on défend avec la conviction de l'innocent condamné à tort.

Même si tu te le dis, au moins un peu, je sais bien que ça n'est pas simple d'être confronté à l'idée que la vie n'est parfois pas si simple que ce que le modèle communément proposé suggère. Que pour toi aussi, il y a tant à perdre.

Un jour, sans doute, il faudra que je te le dise. Qu'à la minute où tu me feras plus de mal que de bien, j'espère avoir le courage de renoncer à ces moments que j'aime tant, pourtant. Me mettre à l'abri. Comme ça paraît étrange, comme idée, me mettre à l'abri de toi, je souhaite que ça ne devienne jamais nécessaire.

Il faudra que je te dise que je conserve sur mon corps la chaleur de tes mains, alors même que je fais comme si de rien n'était. Comment peut-on se faire croire que nous n'avons rien remarqué ? Il faudra que je te dise comme je garde en moi l'empreinte des battements de cœur que tu as provoqués, même si tu penses que tes gestes, mots, paroles, émotions, n'appartiennent qu'à toi. Oui, j'en ressens les effets. Et même, il m'arrive de les souhaiter, folle que je suis.

Peut-être qu'on inventera des choses qui n'existent pas. Ou qui n'existaient pas dans la façon dont on imaginait nos vies. Ou encore qu'on acceptera, un brin forcés, l'idée d'être comme des météorites qui ne font que passer, avec intensité, mais à durée limitée, dans la vie l'un de l'autre. Pas envie. Mais la vie.

Quoi qu'il en soit, je joue cœur, à chaque fois. J'espère que tu sais. Je crois que oui. Je ne triche pas. J'espère de toi que tu ne triches ni avec toi, ni avec moi.

Les derniers mots de "Ulysse" de James Joyce (première traduction)