Longtemps j'ai pensé que j'étais passée à travers des histoires de mecs qui font de la merde avec les meufs. La vérité, c'est plutôt que j'ai eu de la chance : je m'en suis juste sortie avec le minimum de dégâts possibles.

J'ai quinze ans. On me propose un baby-sitting, une collègue de ma mère qui a un très jeune bébé [1] que je ne verrai qu'endormi, car tout va bien se passer. Je passe donc une soirée assez morne dans un pavillon inconnu de banlieue, semblable à tous ceux qui l'entourent. Je me souviens qu'ils avaient de vieux 33 tours de Jonasz, c'est bizarre que ça me soit resté en tête. Bref, les jeunes parents finissent par rentrer et le monsieur me raccompagne chez moi. Et c'est au pied de chez mes parents qu'il a essayer de me rouler une pelle et de tripoter ce qu'il pouvait au passage. J'ai eu du bol, la portière était ouverte, j'ai pu sortir, j'ai trouvé mes clefs plus vite que jamais [2] et me mettre à l'abri.

Voilà comment j'ai découvert à quinze ans qu'un mec, pas vieux dégueulasse, bien sous tous rapports, propre sur lui, à peine débarqué d'un rencard avec sa tendre épouse, fier jeune papa, pouvait sans aucun état d'âme essayer d'emballer la baby-sitter moitié moins âgée que lui.

Je me suis bien évidemment retourné le cerveau, pleine de culpabilité, pour me demander ce que j'avais bien pu faire pour lui laisser penser qu'il pouvait et suis en mesure de vous répondre : rien. Juste, j'étais là et ça suffisait à laisser penser que je serais ravie d'accueillir ses ardeurs.

J'ai 17 ou 18 ans. J'attends le bus pour aller à la fac, le nez dans un bouquin ou dans un rêve, comme d'habitude. Une voiture s'arrête et un type me propose de me déposer. L'âge de mes parents, mon âge de maintenant. Sur le coup sa tête me dit quelque chose, et vu que mes darons sont un immense réseau social à eux seuls, je me dis que je l'ai vu chez des copains de copains à eux ou à un vernissage ou que sais-je, bref, je le connais, au moins de vue.

Un bouclage de ceinture et cent mètres plus loin, force est de constater que pas du tout. Je m'insulte pour ma connerie d'un hémisphère et envoie un tas de prières païennes pour que tout aille bien de l'autre. Le trajet n'est pas long, on arrive aux feux près de la gare de Cergy-Pref, je me considère comme quasi sauvée quand il pose sa main sur ma cuisse. J'ai le cœur dans la gorge. On est arrêtés au feu rouge et c'est la chance de ma vie : je peux ouvrir la portière et m'évacuer. Le mec, pas démonté, me demande si je suis sûre que je ne veux pas aller plus loin. Ma tête de meuf de maintenant explose de rage au culot de cette phrase.

Franchement je ne suis pas fière du tout de mon manque de discernement ce jour-là et je remercie tout ce qui peut l'être d'en avoir été quitte "à si bon compte". Et c'est dingue qu'à raconter ça, je sois en train de me dire que j'aurais mieux fait autrement. Même à mon âge de maintenant avec tout ce qu'on a déconstruit depuis, ma première pensée n'est pas que ce porc n'aurait jamais dû mettre sa main sur moi.

Voilà comment j'ai découvert à 17 ou 18 ans qu'un mec blanc avec une grosse bagnole, un costard et un air respectable n'est pas moins un prédateur que n'importe quel autre.

Il a dû y en avoir d'autres mais ce sont les deux souvenirs qui me sont remonté en mémoire avec violence, ces dernières années. Dégoût et peur avec.

Au moment de MeToo, vraiment, j'ai souvent pensé : quel bol j'ai eu, je suis passée à travers. Je vois l'aspect systémique de la chose, mais je n'y ai jamais été confrontée.

Blague. Non, pas plus qu'une autre, je n'y ai échappé. J'ai juste eu immensément plus de chance que bien d'autres. Je n'en ai gardé que des mauvais souvenirs, pas de blessures physiques, pas de séquelles psychologiques ou pas plus que n'importe quelle femme n'importe où sur la planète, plutôt un peu moins. J'aime bien la compagnie des hommes, j'ai plein de copains / amis mecs que j'espère traiter sans trop de misandrie et surtout que je côtoie sans défiance.

Mais putain, moi aussi, en fait.

Notes

[1] Depuis quelques temps, j'imagine ce que ça fait à un nourrisson de se réveiller hurlant à cause d'un besoin impérieux, pris en charge par un(e) inconnu(e) dont ni le visage ni l'odeur ne sont agréés et je me dis qu'on en fait subir, à nos bébés, de bien drôles de trucs

[2] Et surtout plus vite que la fois où je les avais perdues dans le congélateur