Je ne suis pas sûre d'avoir jamais raconté toute l'histoire de Slip en Kevlar, enfin le morceau qu'on a partagé, à qui que ce soit. Il y a prescription, maintenant. Sans doute je peux, plus librement. Sans doute aussi, j'ai fait la paix avec la guerre à l'intérieur de moi qui a duré plusieurs années.
C'était au début des blogs, il y avait une bande de 4 copains dont j'étais l'un des angles, lui était un peu deuxième cercle. Même que je ricanais un peu sur son côté "bon toutou" du plus chiant d'entre nous - qui n'était pas moi, curieusement. Et puis je l'ai lu un peu plus attentivement. On s'est rencontrés, je ne sais plus quelle était l'occasion mais elle était joyeuse et peuplée de cette race étrange que sont les blogueurs, ces gens qui savent tout sur des copains qu'ils n'ont jamais vus.
Bref, on s'est très bien entendus et on avait beaucoup de goûts en commun, en matière de façon de penser et d'attraits pour la culture au sens large, disons. Pas furieusement identiques mais d'une espèce proche. On s'est donc revus, parfois chez nous, puisqu' à l'époque je vivais avec le père de Cro-Mi, soit en bande, soit nous deux pour un truc "Külturel" qui faisait horreur à mon compagnon. C'était cool d'avoir quelqu'un avec qui partager ça, l'art, ce que ça nous fait. Ca ne volait rien à personne et ça me permettait d'assouvir ces envies d'aller remuer des émotions. On a vu ensemble des dizaines d'expos photo, quelques concerts, beaucoup de films, on s'écrivait de longs mails pour se raconter plein de trucs. C'est ce genre de personnes avec qui on peut parler de District 9 (un film, avec des sortes de crevettes géantes bien flippantes) et d'Aragon dans la même conversation. Le genre de mec qui entre au club extrêmement exclusif des hommes qui auraient pu me plaire mais que je peux aussi oublier de draguer parce que la conversation qu'on a me plaît trop. (Ils sont : deux, dans ce club).
Avec mon compagnon de l'époque, on faisait figure du mignon petit couple très amoureux et qui respire le bonheur. Bien sûr, dès le début, il y avait des gouffres qui ne demandaient qu'à se creuser irrémédiablement entre nous, mais on en était pas là. On a acheté un appartement ensemble (enfin, je n'ai toujours pas fini de la payer mais j'en possède un bon bout, désormais. Ma banque a le reste). Puis fait un enfant. Je crois que c'est là que j'ai commencé à... je ne sais pas. Elle a été compliquée pour moi, cette grossesse, tout allait bien mais je trouvais ça difficile à vivre, physiquement, moralement, enfin vous me connaissez, toute perte de gouvernance sur la façon dont je dois vivre est un sujet douloureux. J'étais heureuse d'avoir un enfant et je trouvais ça difficile de le fabriquer.
Le père en devenir, lui, avait décrété qu'une femme enceinte resplendit et baigne dans la joie. Point barre, pas d'autre alternative. Dialogue impossible, solitude morale immense pour moi. Mais Slip en Kevlar était toujours prêt à éponger mes larmes (vous avez déjà vu une femme enceinte hyperémotive pleurer ? Les crues de la Seine en 2006, c'était moi). A accueillir mes vulnérabilités sans en faire des caisses, mais en étant là. C'était un moment où on est passés d'une chouette camaraderie à un registre plus intime, où on se raconte des trucs qu'on ne raconte pas à tout le monde (et encore moins sur son blog, quand on est une personne responsable). Avec cette augmentation du territoire de nos conversations est venu un langage corporel différent. Rien de bouleversant, rien qui ne soit vraiment condamnable, mais je ne sais pas si ça vous parle, les gens proches, ça se voit. Qu'on se connaisse depuis longtemps ou pas, il y a une forme d'aura ou de façon d'être l'un près de l'autre qui fait scintiller la bulle qu'on a à deux et la rend perceptible par celles et ceux qui savent regarder [1].
Je me suis posé beaucoup de questions parce que d'un côté, j'étais sûre que je ne voulais pas jeter en l'air ma vie telle que j'essayais de la mener, de l'autre je savais bien que c'était une très grande place, que je lui faisais, que c'était une place qui n'aurait pas été disponible si l'homme avec qui je vivais avait rempli ce rôle, cette façon d'être auprès de moi dont j'avais besoin et envie. Je ne comprenais pas bien comment c'était possible, ça heurtait ma morale, ce que je croyais savoir sur ma vie amoureuse et c'était trop, pour moi toute seule, à gérer. Confession, j'ai eu pendant des années un blog secret et anonyme (vraiment !) dans lequel j'allais verser les trop pleins, les moments de doute, de culpabilité. Les moments où je voyais bien que ma ligne de conduite ne tenait qu'à son respect de ma vie conjugale.
Evidemment le père de Cro-Mi, qui, dès le début de notre relation, me mettait sous le nez des indices inratables sur son "besoin de vérifier son pouvoir de séduction" (sic) (sur d'autres), était jaloux comme un pou. Slip en Kevlar est devenu interdit de séjour chez nous, il a bien essayé de m'interdire de le voir avec le succès que vous imaginez. Je veux dire, le mec n'avait rien fait de plus coupable que de me toucher le bras ou s'appuyer sur mon épaule, tu vas faire quoi ? Et d'un autre côté, oui, il y avait là un morceau de moi qui lui échappait, dont il n'avait jamais voulu jusqu'à ce qu'il se sente... menacé ? De confiance, pas question, de reproches, beaucoup. De remise en ques-quoi ?
Et pourtant il n'avait pas non plus complètement tort. J'avais un passage clandestin dans mon cœur et je me suis longtemps torturée sur le fait que c'était mal.
Bref, au bout de 9 ans de vie commune, j'ai dit au père de Cro-Mi que c'était fini. Il a bien sûr pensé que c'était à cause de l'autre, alors que je n'en pouvais juste plus de la vie imaginaire qu'il se fabriquait, dans laquelle ma réalité n'avait pas de place. De son fameux "besoin de se rassurer sur son pouvoir de séduction" et des meufs débiles dont il faisait exprès de me mettre les messages sous le nez. Il a argumenté, m'a dit que je ne voulais pas ça pour notre fille. Je l'ai laissé me convaincre.
Un an après il m'a quitté parce qu'il avait rencontré une petite meuf de 20 ans à qui il a proposé le mariage au bout de quelques semaines. Et aussi parce qu'un pote de sa salle de sport lui avait dit que s'il faisait semblant de me quitter, j'allais le supplier et lui offrir la tête de Slip en Kevlar sur un plateau. N'importe quoi. J'ai jamais compris qu'on puisse suivre un conseil aussi con, mais bon. Ca faisait un an que je me disais que je n'aurais jamais dû accepter de rester, donc, soulagement (entre autres).
Et la suite vous connaissez à peu près. Je pouvais sans trahir personne dire à Slip en Kevlar ce que je ressentais. Il a dit merci mais non merci. Y a un couple mais il n'y a pas de couple.
Pendant l'année qui a suivi, on s'est vus presque tous les week-ends. Il me tenait la main partout, dans les expos, les salles de spectacle, les cinémas. Les week-ends où Cro-Mi était là, on l'emmenait au parc, au ciné, on faisait autour d'elle et puis on rentrait chez moi, on dînait ensemble et on regardait un ou deux films. A l'époque la seule télé était dans ma chambre, il s'allongeait sur mon lit, je me calais dans le creux de son bras, main dans la main, et il partait après deux bises bien appuyées. Qu'il sache que je voyais dans notre relation la promesse d'autre chose n'a jamais fait changer ça, cette tentation juste sous mon nez. Il n'y a jamais eu le moindre baiser, le moindre dénudement et j'avais un mal de chien.
Il m'avait dit qu'il ne voulait plus d'histoire d'amour et pour lui ça suffisait. Moi j'ai été assez con pour croire que devant l'évidence de notre plaisir à être ensemble, peut-être, il allait changer d'avis. Ca n'a pas été le cas.
J'ai été dure, avec lui, sur la fin. Quand j'ai accepté l'idée que si c'était si évident que ça, notre histoire, je ne serais pas en train de douiller comme une malheureuse, j'ai été sombre et cynique, cassante. Bref, il est parti de son côté, on devait s'appeler un week-end pour échanger des nouvelles, j'ai volontairement attendu qu'il le fasse, il ne l'a pas fait. Il a dû se raconter des trucs sur le fait que j'avais de nouveau un autre homme dans ma vie et qu'on allait pas recommencer, ou que nos trajectoires, après s'être rejointes un temps, s'étaient éloignées, blabla.
Bref, je vous raconte ça parce qu'avec un ami on était récemment occupés par des questions sur la morale, sur ce qui est déjà "aller trop loin". J'en suis à un stade de ma vie où la seule "certitude" que j'ai, c'est que les meilleurs moments de l'existence ont tendance à ne pas rentrer dans des cases parfaitement lisibles. Et qu'on fait ce qu'on peut, en essayant de ne pas faire trop de mal. Que parfois c'est impossible. J'ai toujours gardé en tête la question de Moukmouk, mon bel ours, mon paba bis Malécite, qui disait : "Quelle est la vérité ? Elle a trompé son mari ou aimé deux hommes ?"
Et le constat amer que les hommes que j'ai le plus aimés, ceux avec qui j'ai pu me dire "ah oui, c'est sur ces bases là que je pourrais y croire sans restrictions", je n'aurais eu que des non-histoires avec.
Alors bon, la morale et les modes d'emploi pour ne pas souffrir, hein...
Une chanson introuvable, survenue de nulle part pour vous. Tellement que je n'ai même pas trouvé quoi que ce soit sur Youtube pour éviter Deezer à celles et ceux qui n'y ont pas de compte. Si quelqu'un d'autre connaît je lui offre une bière. (Et oui, je viens de prendre une place pour voir Jozef Van Wissem et Jim Jarmusch à la Cigale en juillet, je vire mainstream, lapidez-moi).
Note
[1] J'ai plein de copains et amis hommes, il y a ceux avec qui y a rien à signaler et ceux avec lesquels la serveuse fait une blague ou une remarque sur les liens qu'elle suppose entre nous, vous voyez ? Bon. Deuxième catégorie. D'ailleurs plus récemment j'ai eu une occasion de... bref, autre histoire.
Oh je l'aime beaucoup beaucoup cette phrase ""Quelle est la vérité ? Elle a trompé son mari ou aimé deux hommes ?". :)))
Moi aussi, j'aime beaucoup cette question.
Et tes non-réponses.
Matoo, Moukmouk, que veux-tu.
Minka y a des jours où... j'aimerais que ma vie amoureuse soit simple et belle. En tirer de magnifiques certitudes et des réponses irrévocables. Visiblement elle a décidé d'être complexe et frustrante. Mais belle ? Un peu. Alors ça m'a appris qu'il n'y a pas de réponses. Juste des trucs qu'on vit et d'autres pas. (Câlins des poings)