Vous voyez comme on est tous modelés par une vision de l'attirance comme une force puissante et magnétique ? Comme le cinéma, la littérature, la musique nous ont conduit à rêver nos vies amoureuses comme des moments au ralenti, où les protagonistes se rapprochent avec puissance, grâce et assurance. Où les baisers sont précis, déterminés, sans une goutte de salive [1].

J'ai pris un fou rire en regardant un épisode des Bridgerton, un jour, à cause de toutes ces jeunes vierges inexpérimentées de la haute société qui se font des premières fois épiques, enivrantes et couronnées de plaisir mutuellement consenti.

Vous vous souvenez votre première fois, vous ?

Ecco 🤌

Et puis même. Même pas la première fois dans l'absolu, les premières fois avec une personne. Entre les pieds écrasés, les deux qui aiment avoir la tête penchée du même côté, les chocs dentaires, l'hypersalivation, les coups de boule malencontreux, les boutons résistants (pas les pustules, ceux qui ferment les vêtements), les ricanements nerveux, je vous passe la suite, je viens de réveiller vos pires cauchemars adolescents[2]... dans la vraie vie l'amour est souvent goofy, maladroit, pataud, mettez-y le mot que vous voudrez.

Si on a de la chance ça fait de jolis rires-souvenirs et on se rode l'un à l'autre. Si on en a pas on finit (j'espère) par se rendre à l'évidence qu'on est pas une paire qui fonctionne bien ensemble. Je dis paire, mais vous y mettez le nombre d'inconnu(e)s que vous voulez.

Une fois de temps en temps on rencontre quelqu'un avec qui ça a presque l'allure du ciné. Mais ne nous leurrons pas, l'amour humain est humide, un peu crado (si c'est bien fait) et aucune bande-son ou effet spécial ne viendra masquer ça. Seule l'envie qu'on a l'un de l'autre et celle de l'issue souhaitée rend ce truc hautement désirable.

Alors pourquoi on rêve de cette attirance aussi cinématographie que... très frustrante, probablement, si ça se passait dans nos vies ? C'est plus "joli" ? Ca donne l'impression d'être mieux que les vrais contacts quon a avec des humains de la vraie vie ? (Si oui, y a moyen d'y travailler !)

Ca me ferait bien rire sans arrière-pensées si je n'étais entourée de jeunes femmes qui haïssent la réalité de leurs corps, pas seulement des formes de ces corps mais aussi de ce qu'ils entraînent : des poils, des sécrétions, de la sueur. Des jeunes femmes qui passent un temps négligeable de leur vie à essayer de reproduire ce que le cinéma leur montre. L'asepsie. Oui, même dans cette génération "féministe by design", soi disant bercée par la décomplexion et le self love.

Moi, ça n'est pas le rêve, qui me manque, à l'occasion, c'est le contact rugueux d'un menton mal rasé sur ma peau, c'est le moment où à force de se chercher, on se trouve, encore un peu dans la crainte que l'autre ne s'arrête, qu'on s'explore comme on peut, maladroits, pressés, empressés, gourmands, où une main impatiente s'agace sur la fermeture de mon soutien gorge.

Bref. Vive le goofy love. Qu'il me soit donné de le revivre un jour, il sera accueilli avec humour et enthousiasme. Enfin j'espère.

(Merci, Paul Eluard.)

Notes

[1] quelques exceptions me viennent spontanément en tête, en littérature, et c'était bien plus efficace que des alternatives édulcorées, mais bref, c'est un autre sujet. Et quelques unes au ciné, mais dans un registre où la comédie prend le pas pour la romance

[2] Et encore je n'ai pas évoqué le souvenir honni des appareils dentaires