Nous tous, humains, sommes sensibles aux émotions, elles nous sont un signal important. Et une immense majorité d'entre nous est sensible à au moins une forme d'art, je pense que la musique est probablement ancrée en nous de façon très ancienne, on sait le souci esthétique d'ancêtres lointains dans la chaîne de l'humanité.

Certains cherchent, dans le rapport à l'art et celui à leurs émotions, de la joie, du réconfort (j'ai en tête le spectacle étonnant d'une manager froide comme un glaçon se jeter sur la piste de danse en oubliant tout filtre aux premières notes d'une chanson de Claude François. Disons qu'elle et moi n'avons pas beaucoup vibré de concert).

On peut, avec tout ça, se fabriquer un cocon "feel good" dans lequel venir se pelotonner et se réchauffer. On peut aussi utiliser ce qu'on vit, lit, voit, écoute comme façon d'interroger ce qui nous entoure, grandir, s'inspirer, trouver un sens.

Et même un cocktail variable des deux.

Finalement, dites moi comment vous vivez l'art, comment vous vibrez vos émotions, j'en saurai probablement pas mal sur la façon dont vous vivez. On peut se fabriquer une illusion de sécurité dans laquelle on se sent aussi confortable que possible. Je parle d'illusion sans aucun dédain : il n'aura échappé à personne que n'importe quelle emmerde peut nous tomber dessus à n'importe quel moment. Alors nos insécurités enlacées comme la vigne sur sa treille se sentent un peu plus à l'abri et c'est déjà bien assez pour ne pas crever de peur. On peut aussi savoir que quoi qu'il arrive, on va souffrir d'un certain nombre de choses[1] avec extrêmement peu de contrôle, alors autant que faire se peut, autant vivre ce qui se présente, même si c'est risqué, dangereux, bancal.

Et même un cocktail variable des deux.

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J'ai eu la chance d'être élevée dans une famille et un milieu où la culture et l'art étaient accessibles facilement, encouragés. Je crois avoir grandi dans l'idée que la vie était ce qu'on en raconte dans les œuvres de fiction. Après un certain nombre de gadins douloureux, j'ai fini par me dire qu'au contraire, il y avait les romans et les chansons qui racontent des amours impossibles et des réalités terrestres, en quasi opposition.

J'explore en ce moment une autre piste. Oui nous avons tous une sensibilité au beau, à l'art. Qu'on ne trouve pas tous au même endroit. Il en est pour qui c'est quelque chose d'accessoire mais agréable, d'autres, plutôt dans mon genre, pour qui c'est une nécessité vitale.

Et puis il y a ceux qui font, capables de transcender nos destins humains en mettant en quelques mots, quelques notes quelque chose de plus grand, de plus puissant que nos souffrances, nos douleurs et nos joies [2].

Alors selon nos pentes et nos besoins, nos moments de vies et nos rêves, on va puiser auprès d'eux ce qui nous fait du bien. J'ai beaucoup de tendresse pour les gens qui s'épanouissent dans une douce nostalgie de leurs années passées, de leurs enfances, jeunes années, qui se fabriquent du doux.

Je suis de la trempe des radicalisés, dans des moments de vie décalés. La musique très jeune, la littérature passée il y a quelques années de "lire tout ce qui me tombe sous la main" à une envie de plus en plus forte de densité, le cinéma, ça dépend des jours. La façon d'aimer, récemment. De ceux pour qui les artistes que je place très hauts ne sont pas des gourous mais des gens qui sont un peu en avance et plus talentueux que moi sur le fait de fabriquer quelque chose de toutes ces émotions, belles ou non, qui nous traversent. Et m'aident à en faire quelque chose qui a du sens pour moi.

Ca m'amène à penser que finalement, ces grandes histoires humaines, ça n'est pas l'art d'un côté et la vie de l'autres. Qu'elles ont existé, dans la vie ou dans l'esprit de ceux qui les ont créées. Et que si d'autres que moi en ont eu envie, alors tout cette envie n'existe pas qu'en moi. Ca fait du bien.

Et ça n'a rien à voir avec l'idéalisation. Nous ne sommes tous que de simples mortels à contingences organiques. Bien sûr que le quotidien n'est pas forcément intense et vibrant tout le temps, il ne l'est pour personne. Bien sûr qu'on a tous, dans une mesure où une autre, peur de crever, d'être seuls, de ne plus avoir de toit sur la tête ou de quoi faire manger nos mômes et que se fabriquer des zones où on peut se reposer de ses inquiétudes si humaines est naturel.

Mais quand même.

Je crois bien ne pas être de ceux qui sont rassurés par une vie où on se donne l'impression qu'on ne souffrira pas.

Je ne juge personne et j'ai vécu une partie de ma vie comme ça. Je comprends comment ça fonctionne et ce que ça apporte. Rien ne dit que je n'y reviendrai pas un jour.

Mais là, à ce moment de ma vie, ce qui est essentiel pour moi, c'est de vivre ce qui est vrai pour moi, au moins personnellement (on ne nourrit pas des enfants aux estomacs grand ouverts en allant cultiver des chèvres ou en devenant une tardive danseuse de Cancan, croyez bien d'ailleurs que je ne regrette aucune de ces deux carrières potentielles).

Pour ce qui est du rapport au monde, aux autres, aux choisis, du rapport à l'art, à mes émotions, en revanche, là oui, je peux choisir mon chemin, une vérité pas toujours confortable, très loin de loin, mais qui est centrale et nécessaire pour moi, à ce stade. Alors oui, je me radicalise aussi un peu de ce côté : je ne juge personne sur ses choix de vie, j'aimerais qu'on ne projette pas son vécu sur la mienne. Que vous l'entendiez ou non, je ne suis ni assez jeune ni assez con pour ne pas voir ce que je mets sur la table. Ca ira - ou ça n'ira pas, d'ailleurs. Juste, c'est qui je suis, comment je vis. Sans trop de masques, avec quelque chose qui gronde sous ma peau et qui me dit que je suis là où je dois être.

Bien désolée si ça cause inconfort.

Je peux vous dire que c'est, contrairement à toutes les prédictions, probablement le plus beau des cadeaux que je me sois fait. Vivre dans ma lumière[3]. Et la savoir par instant vue, acceptée, partagée.

Le soleil ce matin, 10 juillet 2025. Une photo prise pour quelqu'un mais pas envoyée.

Notes

[1] On a une formule familiale qui dit quelque chose du genre : la vie est une tartine de merde qu'on déguste tous les matins au petit déjeuner, bon appétit à tout le monde

[2] Nick Cave, par exemple

[3] Si vous vous demandez ce que fait ce billet ici et pas sur l'autre blog, moi, je sais exactement !