J'ai souvenir d'avoir pensé : "pas étonnant qu'il s'agrippe à son abri comme si sa vie en dépendait, c'est un mécanisme de survie, s'il touche à ça, ce sont les zones dangereuses". C'est drôle comme il m'a fallu quelques rebonds pour comprendre ce que ça signifiait vraiment. Hypothèse de travail, son cœur ne dit pas tout à sa tête.

Son cœur dit à sa tête, vient, on va aller admirer des mondes inconnus et étranges, on va se nourrir l'âme, on va ressentir les frissons. Et à la fin il y aura un générique, une dernière note, une dernière page, on rentrera dans notre abri, un peu différents mais pas tant. On sera nous, un peu augmentés. On aura vu des choses imperceptibles. Des nuances infinies. On aura vu la naissance du monde et sa fin. Et on rentrera se coucher en sécurité, on pourra profiter de cette beauté déchirante, de ces peurs fondamentales, sans trop toucher à ce qui nous fait mal.

C'est tout à fait possible que ça soit son cœur qui m'ait vue en premier. Vue en entier. Ce "vue" dont je n'arrête pas de dire que personne ne l'a fait avec autant d'acuité. Et son cœur qui me disait des choses, pendant que sa tête m'en disait d'autres, m'ont souvent transformée en une sorte de point d'interrogation ambulant.

Sa tête m'oppose son abri bouclier. Son bunker joliment décoré. Le bonheur qu'il renferme. Personne ne sort d'un bunker sans de bonnes raisons, si on a besoin de s'y planquer, c'est que l'extérieur est sacrément dangereux. Et ce bunker, où il a entassé tout ce qui lui fait mettre à distance les choses qui pourraient vraiment faire mal, quand on les regarde dans les yeux, il est précieux, joli biais de confirmation aux murs épais.

Son cœur, lui, n'attend pas sa tête pour partir à l'aventure. Son cœur me bouleverse, tout fendillé, blessé, cabossé qu'il soit. Son cœur curieux, avide, vivant, constamment en quête d'une nouvelle vibration, me touche infiniment. Et quand il m'envoie des mots qui me font dire "c'est ça", j'ai envie de lui dire des choses fondamentales, aussi. Je les retiens, pour beaucoup. Parce que je soupçonne que son cœur dit à sa tête qu'en ce qui me concerne moi, ne t'en fais pas, tout est sous contrôle, rien n'est grave, elle est là, donc ça va, mais toi tu es encore bien dans ton abri, rien de mal ne s'est produit, rien de dangereux ne peut se produire. Ecran de fumée derrière lequel il fait sa vie de cœur, pendant que sa tête fait son job de contrôleuse méticuleuse.

Je pourrais mettre des mots sur tout ça. Des mots qui toucheraient son cœur, sans doute. Mais qui risqueraient de mettre la tête en panique, repli immédiat, fermeture du bunker, sujet clos, n'en parlons plus. J'ai eu très mal, à cause d'une tête en plein déni. Cette douleur là est tellement plus grande que celle des mauvais jours. C'est une trahison, quand l'autre minimise tout ce qui vous lie pour ne pas regarder ses blessures. C'est la seule chose qui me fait désaimer des gens, les grandes trahisons.

Mes mots pourraient aussi fendiller le bunker, sans doute. Laisser sa lumière sortir, peut-être la mienne entrer. Mais ça n'est pas à moi de décider de prendre ce chemin.

Fun fact, je ne sais pas qui de son cœur ou de sa tête a mis des mots sur des choses que je percevais / pressentait sans preuves. J'en suis honorée, dans tous les cas, je ne crois pas que ça soit un sujet dont il parle beaucoup, ni avec tout le monde.

Je crois que j'aimerais que son cœur dise à sa tête que nos vieilles peurs primales, ancrées, elles sont souvent là depuis longtemps. On en a tellement eu mal qu'on les a faites très grandes, très monstrueuses, très effrayantes. Et on construit tous des protections contre elles. Pour ne pas recommencer.

Et puis on avance, dans la vie et parfois on s'interroge. Par exemple, parce que quelqu'un vient nous éclairer d'une lumière qui rend notre paysage intime un peu différent. Alors on se demande où sont nos vieux recoins, où on en est avec eux. Et si on est très courageux, si on a vraiment envie de se grandir de l'âme, de se regarder en face et d'habiter sa vie, on plonge le regard dans nos terreurs intérieures. Il arrive qu'on y trouve des choses qui sont de très mauvais souvenirs, des traumas qu'on n'aime pas se rappeler. Mais que le chemin parcouru depuis nous permette de leur trouver une place à l'air libre. Pas forcément en pleine vue d'entrée de jeu, mais à un endroit où on peut les croiser, les saluer et leur dire que tout va mieux[1].

J'ai traîné de longues années un trauma d'enfance, qui a ancré une peur profonde en moi : les gens qui sont supposés nous aimer inconditionnellement, être là pour nous, peuvent nous laisser derrière eux, tout simplement nous oublier. Ca tient à l'impression qu'a faite sur un moi un incident assez mineur, finalement, un truc de parents des années 70 qui ne dit même rien sur ce que le "coupable" a été pour moi, ni sur le fait que, dans les moments importants, il a été tout à fait là et présent. Ce sont même ses meilleurs moments, les souvenirs avec lui que je préfère.

Mais quand même, cette peur, ancrée dans mes tripes, m'a fait prendre des tas de routes et de bifurcations pesantes. Qui ont fait qui je suis, aujourd'hui, aussi, alors ça n'est sans doute pas si tragique.

Ironiquement c'est la présence de l'homme dont le cœur ne dit pas tout à son cerveau dans ma vie qui, en m'éclairant de sa lumière à lui, m'a donné envie de solder ce compte là. Oui, il y a une cicatrice, mais elle est fermée et saine, maintenant. Je m'en souviendrai toujours, j'aurai certainement encore peur à l'occasion mais c'est réparé, je suis au clair. La négligence d'une personne pendant un court instant n'a pas le pouvoir de me plonger dans la fatalité.

Quand je l'image, ailes déployés, tête et coeur alignés, prêt à illuminer la vie de sa lumière. (Un pigeon ailes déployés avec un coin d'immeuble parisien, donc)

J'aimerais que son cœur dise ça, à sa tête. Rien n'est une fatalité. Sors de ton abri avec moi. Prends connaissance de ce que moi, cœur, je sais de nous, sans peur. Ou peut-être non, parce que malgré tout, il est infiniment probable que sa tête dise à son cœur qu'il bat à un endroit non balisé, non souhaité et que ça n'est pas ça qu'on a choisi. Sa tête serait probablement assez effrayée de voir à quel point son coeur est sorti loin du cadre. A quel point il s'est avancé vers un bord. A quel point ce qu'il partage avec moi est d'une nature qui ne cadre pas avec le bunker. Mais aussi à quel point ça a un effet réel pour moi. Comme ses silences me durent longtemps, comme ça fout la trouille d'offrir un amour qui ne demande pas en sachant être un élément sacrifiable.

Pour le moment, dans ma tête, c'est la panique qui répond à cette hypothèse. J'ai toujours dit que je saurais reconnaître le moment où il me ferait plus de mal que de bien, mais pas imaginé que lui pouvait me mettre le coup de grâce. Parce que son cœur, depuis longtemps, m'a appris à avoir confiance dans le fait qu'il ne me ferait pas de mal. Son cœur, non, mais sa tête ? Mon coeur, lui, me dit : je sais pour qui je bats. Advienne que pourra.

Je souhaite, pour lui, que son coeur guérisse sa tête. Quoi qu'il fasse de moi. Quelle que soit la place que j'occupe, occuperai, ou pas. Parce que je la vois, depuis longtemps, sa lumière à lui, qu'elle est belle et intense, farouche et infinie, parce que je sais ce qu'il saurait en faire, comment il ferait encore grandir ce qu'il fait aujourd'hui avec elle. Même si elle ne m'éclaire plus jamais, moi. Parce qu'il ne pourra jamais m'enlever ce qui existe, ce qui a déjà existé. Même si sa tête refuse de trop y penser. C'est à moi pour toujours, ou jusqu'à la perte de la mémoire. Et ça vaut déjà la peine d'être vécu. Que quelles que soient mes douleurs possibles, je l'ai trouvée, ma lumière à moi, et j'habite ma vie comme jamais. Alors non, je ne crois pas que je puisse jamais regretter ce que je vis, même si lui ne le voit qu'en partie.

Et si un jour son coeur convainquait sa tête que je ne suis pas un danger, mais un autre coeur ouvert, des bras tendus, quelqu'un avec qui parcourir ce chemin et puis bien d'autres, bien sûr que je ne me ferais pas trop prier. Je ne l'attends pas, je n'arrête pas ma vie pour me figer dans un espoir déraisonnable mais je m'autorise à en rêver un peu.

Note

[1] Et pour honorer cette phrase j'ai écouté "Le matou revient" de Steve Waring. Quand j'ai entendu cette chanson, enfant, le miaulement du chat m''a fait un mal de chien, si j'ose dire. Sa panique, la cruauté de qui veut se débarrasser de cet animal, ça m'a atteint à un endroit, je n'ai jamais oublié. Tout le monde me regarde comme une folle quand je raconte ce bout de ma vie, "mais c'est pour rire, cette chanson est drôle", me dit-on. Alors si, globalement, je l'évite, une fois de temps en temps je l'écoute. Je vois la démarche humoristique. Je ne change pas d'avis : cette histoire ne me fait pas rire. Mais je l'ai remise à sa place, en acceptant ma singularité, celle de la personne qui n'a jamais souri en l'écoutant.