Depuis un moment, maintenant, je parle avec un mec. Un peu. Souvent. On se parle de part et d'autre d'une montagne, c'est un fait, cette montagne existe et elle est là depuis toujours.

Au début, la montagne était juste une information. Il a fallu un moment pour que je comprenne, un autre pour que je sois sûre, que ces conversations avaient un tour particulier. Ca ne m'allait pas si mal, un petit frisson à un moment où je n'étais absolument ni prête ni d'accord pour avoir un homme dans ma vie, où j'avais besoin d'air, de me réapproprier mon histoire. Et puis j'avais quelques autres chats à fouetter.

Puis ça a piqué un peu, de sentir sa chaleur depuis l'autre côté sans s'y frotter vraiment. Piqué même un peu fort. Une chose était sûre, j'avais plus envie de la sentir même un peu loin, sa chaleur, que de m'en passer. Alors j'ai acté la présence de la montagne, pleine et entière. Il ne la contournera pas, ne la franchira pas, alors vivons ce qu'il y a à vivre et n'espérons pas ce qui ne peut exister.

Ca a pas mal fonctionné, pendant plusieurs mois. C'est vraiment une chouette histoire, j'y ai touché à des choses que tout le monde ne vit pas. Et sa chaleur à lui montait, me semblait-il, progressivement, de l'autre côté de la montagne. Au point que j'avais froid quand il fallait bien se souvenir de son existence. Trop froid, très froid parfois. Mais jamais assez durement pour que ça ne vaille pas la peine de reprendre la conversation.

Il m'a fait passer un bel été, ce type. Il m'a envoyé rêver très haut, il a glissé des choses qui m'ont fait trembler. Les canicules ? C'était lui. De l'autre côté de sa montagne. Mais, je ne sais pas, j'ai eu l'impression qu'il y avait un passage. Que la montagne n'était plus si infranchissable. Je me suis prise à me dire "et si, finalement, c'était possible ?"

La multiplication des mots, des gestes, mettaient en lumière ce passage. Il m'a semblé y voir une forme d'ouverture.

Mais me voilà, au sol, le coeur écrasé par la montagne, le reste aussi. Abasourdie. Douloureuse jusqu'à la moëlle.

Oui, me dit-on (pas lui, bien sûr), mais la montagne était là, en plein milieu. Tu le savais et tu n'avais jamais dit que ça ne te convenait pas. Et lui, peut-être que pour lui, c'est une évidence : tu n'as jamais dit non alors tu as dit oui, à tout, à vous, avec la montagne entre vous. A l'idée qu'elle est indéplaçable.

Sauf qu'on a tous nos filtres, nos histoires et nos biais. Moi, il ne me viendrait pas à l'idée de sous-entendre des choses que je ne pourrais assumer. Il n'y a qu'à demander à mon prétendant de bureau, le pauvre, il se fait recadrer depuis 15 ans parce que ce type-là, je l'aime beaucoup et que je n'ai pas du tout envie qu'il ait un espoir de quelque chose que je viendrais piétiner en lui disant que je vois bien pourquoi il s'est emballé, mais non, tu sais bien, j'ai toujours dit non. La chance que c'est d'être un homme, on ne se fait pas traiter d'allumeuse.

Le type de la montagne n'est pas moi.

C'est même possible, me glisse-t-on, qu'il n'ait pas vraiment idée de ce que ça te fait, quand il remet la montagne au centre. Parce que tu n'es jamais partie, tu n'as jamais refusé.

Oui, c'est possible.

Alors, du fond de l'état pas très marrant qui est le mien depuis quelques jours, je décide que je ne décide rien, pour le moment. Je ne veux pas que la colère, la douleur, la déception soient mes conseillères.

Est-ce que je peux revenir en arrière, au niveau "pas d'attentes" ? Je n'en sais rien.

Combien de fois ai-je envie de prendre une montagne en pleine gueule ? Combien de fois puis-je l'encaisser ? Impossible à dire.

Est-ce que je peux, veux, me passer de lui dans ma vie ? Question difficile. Est-ce que vous avez envie de vous passer de la personne qui vous fait dire "ah, mais depuis tout ce temps, je n'étais pas seule ici ?" Parfois, oui, quand ça fait plus de mal que de bien. Et moi j'en suis où ? Aucune idée.

Ai-je envie de me passer de tout ce qu'on partage ? Tu préfères t'arracher le cœur ou t'amputer des quatre membres ? Pas sûre.

Est-ce que j'ai envie de vivre une histoire incomplète ? Une de celles où on s'engage émotionnellement mais je pourrais bien passer sous un camion demain sur le passage clouté qu'il n'en saurait rien ? C'est dur, pour de vrai, une histoire d'amour sans désir qui cherche à se résoudre, sans bras dans lesquels se lover, sans intimité autre que celle des mots. Je ne suis pas vraiment sûre.

Est-ce qu'au fond j'aurais envie d'être avec un mec qui s'arrange un peu de mes limites (le consentement ça n'est pas une absence de non, c'est un oui enthousiaste, et ça vaut dans tous les domaines) ? Ah. Bonne question ça. Sans parler du fait qu'il doit probablement s'arranger aussi avec les limites de sa montagne. Enfin ça existe peut-être, des couples hétéros où la montagne dit à son homme, vas-y, fais toi plaisir tant que tu ne touches pas. Mais allez savoir, que sait-on vraiment de ce qui se passe dans les couples des autres ? Si ça se trouve, c'est sa montagne qui écrit les messages qui me sont destinés, tant qu'on y est.

Bref, je ne sais pas Est-ce un mode de fonctionnement structurel ou circonstanciel, si tant est que ça soit de ça qu'on parle ? Une habitude solidement ancrée ou un système bâti à la va vite parce qu'on ne s'était pas prévus l'un l'autre ? Allez savoir. Est-ce que c'est même seulement ça ?

J'aimerais dire que je prends le temps de reprendre mon souffle mais ça serait de mauvais goût vu qu'avec l'arrivée de l'automne, je vis Ventoline à la main.

Je prends du temps, je prends le temps. Je me mets en pause de mes propres émotions. Je fais ce que je n'avais pas fait depuis longtemps : je me demande de quoi j'ai besoin moi avant de me demander comment il va, lui. Je ne sais pas je ne sais pas je ne sais pas je ne sais pas. Tout ce que je sais c'est que je ne sais pas.

Ah. Et au chapitre des bonnes blagues de la vie. A quelques jours de me prendre une montagne sur la gueule, j'ai appris entre autres soucis du moment que ma thyroïde avait décidé de fonctionner un peu mieux et que donc j'étais surdosée et donc en hyperthyroïdie. On ne veut pas ça. On ne veut pas ça parce que ça tire sur le coeur et que j'ai la sale habitude de ne jamais être très loin de l'hypertension. Je sens mon coeur battre sourd et lourd et j'ai double dose de raisons pour ça.

Mais avouons-le, ça serait une ironie du sort, une noirceur délicieuse, de clamser d'une crise cardiaque en ce moment, non ? Le corps bavard, jusqu'au bout.

(Non, je ne vais pas faire ça. Enfin je vais essayer de ne pas, ne nous prenons pas pour une puissance supérieure.)

One last thing. Je ferme les commentaires. Je n'ai pas envie de parler. Je n'ai pas envie d'en parler. Je fais ce que je fais quand c'est épouvantablement douloureux. Je serre les dents (et j'envoie de l'amour aux amis qui viennent à ma rencontre avec des kleenex plein les poches.)

Quand tu crois qu'il y a un passage.
Quand tu crois qu'il y a un passage., sept. 2025