Chez moi, on ne prend pas soin de soi. Enfin oui, bien sûr, on se lave, on se soigne (mais le moins possible en n'entrant pas, de préférence, dans une "posture de malade"). Chez moi, on prend soin des autres. Je suis la fille du type qui a très souvent des mots justes et une présence solide dans les situations de crise, et de la femme qui a une qualité d'attention, discrète mais continue pour les gens de son entourage.
C'est ainsi qu'en plus de veiller sur mes enfants, il y a dans mes routines du moment un check-in quotidien avec B. en plein burn-out, des échanges fréquents avec E. qui se débat depuis longtemps dans une situation intenable. Entre autres.
C'est sans doute l'une des raisons principales pour laquelle je mets tant de temps à poser mes limites.
Je vois facilement, chez les gens, ces zones de vulnérabilité, ces estafilades au cœur, à l'ego. Ces endroits que la plupart essaient de cacher, y compris à eux-mêmes, alors que c'est souvent ce que je préfère, chez eux.
Alors, au nom du lien qu'on tient chacun de notre côté, de cette humanité chez eux, je prends soin d'eux, je les ménage, même quand ils sont hors des mes clous. Pas comme des excuses mais comme une façon de prioriser l'essentiel, ou ce qui me semble tel.
Et je le sais, pourtant, que ce que je vois, parfois, est tellement enterré, tellement une toute petite part de l'autre, qu'il ou elle ont passé une vie à construire un échafaudage pour vivre en mettant ce morceau d'eux bien à l'abri, ne serait-ce que mentionner son existence est une mise en danger de leur équilibre. Je sais que certains préféreront vivre une existence entière à cocher des cases pour montrer comme leur vie est solide et réussie, plutôt que d'ouvrir trop grand la porte à qui ils sont, au fond.
Ça ne m'arrête pas. À chaque fois je donne la chance à cette étincelle, à ce supplément d'âme en me disant que, peut-être, si une personne leur dit à quel point c'est beau, eux, ça leur donnera envie de s'apprivoiser un peu.
De quoi je me mêle, hein ? Pourquoi ne pas les laisser parader dans leur vie choisie plutôt que de leur pointer du doigt ce qui est bien planqué (et pourtant si beau) ? De quel droit, dans quel but ? Peu de gens sont suffisamment potes avec eux-mêmes, ont suffisamment soigné leurs failles narcissiques, pour se laisser aller à se dépouiller des masques, des costumes, des apparences. La plupart des gens sont heureux comme ça, ou se convainquent de l'être, ça revient à peu près au même.
Alors quand je pose ma limite, souvent il est trop tard. Enfin pas pour les gens qui m'importent peu, évidemment, pour eux ça vient vite. Ce sont ceux qui me touchent au coeur que j'évoque là.
Ça sort brutalement, dans une explosion impossible à contenir. L'autre ne voit même pas que c'est une limite que je pose, ou pas tout de suite.
C'est normal, on est tous le centre de nos vies. Ils réagissent pour se protéger d'abord, peu se demandent vraiment ce que ça peut me faire à moi, qu'on m'ait marché sur les doigts de pieds un peu trop fort, un peu trop longtemps. Rarissimes sont ceux qui se sont vraiment remis en cause. Il est plus urgent de planquer sous le tapis ce dont on n'est pas fier, de remettre des barrières, d'appuyer à fond sur le bouton du déni.
D'ailleurs je me pose souvent la question de la ligne fine qui sépare la mauvaise foi du déni. À quel moment finit l'une, commence l'autre ?
Ca m'abîme plus que tout le reste, cette trahison du lien au profit de la sauvegarde. Ca me prend tellement de temps à digérer que j'en viens, parfois, à souhaiter ne plus être capable de voir ça, ces cœurs palpitants cachés derrière le masque social. Ces sensibilités qui cherchent à monter à la surface, ces failles mal colmatées, ces capacités à voir autre chose, à penser autrement.
Qu'on m'arrache ça et qu'on en finisse, bordel. Parce que prendre soin de moi et ne pas m'approcher d'un cœur qui bat, d'une âme qui cherche, me protéger de ce qu'il y a de beau dans certains humains, je n'y arriverai jamais. C'est ça, qui je suis. Prendre soin de choses fragiles comme des bulles de savon, chez les autres, et je n'ai pas envie de le cacher, moi. Mais ça fait un mal de chien, souvent.


C'est tellement bien dit...que je m'y suis par endroits reconnue !
Je crois que je n'en suis pas très surprise, Florence!