On s'est fait un déjeuner de Noël mardi avec S. dans un restaurant italien aux multiples qualités, et dans la conversation, elle me demandait ce que je ferais si je me trouvais face à face avec Slip en Kevlar sans possibilité de l'éviter. (La réponse est un peu plus bas.)

En pensant à ce bout de conversation, ces dernières heures, ces derniers jours, je me disais qu'il est bien curieux de vivre avec, dans nos têtes et nos cœurs, des gens morts ou tellement absents qu'ils ont disparu de nos vies. Comme s'il restait en nous une trace intime de leur passage.

Pour ma part, ça ne se passe pas sous forme de dialogue impossible (il y a la notion de deux, dans dialogue), ou de monologue adressé. Mais juste de pensées, de souvenirs qui s'allument pour quelques secondes ou quelques jours. Je ne les imagine pas comme si leur histoire avait continué, comme ils seraient maintenant, mais figés dans l'un ou l'autre des états dans lequel je les ai connus.

Très souvent, mon grand-père et ma grand-mère paternels, mais curieusement, bien qu'ils aient passé plusieurs décennies ensemble, ils me reviennent comme deux entités distinctes. Mon oncle, leur fils. Mon grand-père maternel et mon autre oncle, son fils, avec leur commune tendresse, moqueuse pour l'un, timide pour l'autre, ces taiseux.

Eux, ils font partie de ceux qui m'ont gavée d'amour dès la naissance ; quand ils surviennent, c'est pour autant de doux que de nostalgie à mille nuances. Le temps a passé, les blessures sont apaisées, la plupart du temps.

Il y a E. à qui je pense presque tous les jours de travail, au moins. Le temps n'y fait pas grand chose, même en ayant travaillé avec d'autres personnes qui ont continué à faire grandir notre projet commun, sa marque reste, dans ma façon de bosser, dans son rire qui me sonne toujours dans l'oreille à des moments inattendus. C'est fou parce qu'on n'a jamais été amis intimes et pourtant son empreinte pèse lourd dans ma mémoire.

Je pense à Moukmouk, presque tous les jours aussi. Les phrases de grande sagesse qu'il était incapable de s'appliquer. La foi inébranlable qu'il avait en les gens qu'il aimait. Il est, dans mon coeur, associé à l'ours qui danse, sujet répandu de l'art Inuit, pour sa joie, sa grandeur, sa force.

Et puis Slip en Kevlar. Que vient faire ce type, fantôme bien vivant (je suppose) au milieu du lot d'absents définitifs ?

Dans cette tribu d'absents aimés et de silencieux bienveillants, il est l'ombre noire, celui dont je n'aime pas prononcer le nom. C'est fou d'ailleurs, pour n'importe qui d'autre je me dirais que ce qu'on a partagé est tellement plus important que ce qui nous a éloignés. Mais non, Mon âme se cabre, mon cœur se contracte, en mal, à l'idée de le croiser, la colère monte, l'envie de lui faire mal - voilà ce que je lui ferais si je me trouvais tête-à-tête avec lui. En tout cas c'est l'envie qui m'animerait.

Il s'est probablement raconté une très jolie histoire, je lui ai offert une porte de sortie en or et il s'est empressé d'en profiter. Dans sa tête, c'était sûrement plein de noblesse. Dans la mienne, signe que non, ça n'était pas une si forte amitié que ça. (Curieusement, cette évasion s'est produite peu de temps après le début de ma relation avec le père de Lomalarchovitch. Sans doute qu'il ne voulait pas gêner, ça ne peut avoir aucun rapport avec le déplaisir à me voir dans les bras d'un autre puisque, rappelons-le, même avec ses mains sur moi et sa bouche dans mon cou, il ne s'est jamais agi d'autre chose que d'amitié).

Et merde, je suis en colère.

Malheureusement, cet absent-là, il se rappelle souvent à mon souvenir, depuis quelques mois.

Même si j'ai fait la paix avec ce que ça m'a fait penser de moi, impardonnable il est resté. Et c'est exactement ce que j'ai dit à S., je ne veux pas lui pardonner. "On ne pardonne pas pour l'autre mais pour soi", m'a-t-elle répondu doucement.

Rien à foutre.

En écrivant ces mots, je me dis que l'humain est quand même bizarrement fait à garder ses absents en mémoire, de la tête, du cœur, de l'âme, du corps, parfois, et de s'encombrer de ceux qui nous ramènent à la douleur. Je me demande un peu pourquoi je m'emmerde avec ça mais je ne sais pas encore comment faire autrement. Si la meilleure façon de le faire dégager de cette tribu d'aimés ne serait pas, justement, d'acter qu'il doit être bien plus tordu et malheureux que moi, encore, alors que bon. Soldons les comptes.

Étrange vie intérieure que nous menons.

Sans parler de la crainte que ça nous fait, la douleur dont on sait qu'elle reste à venir, l'idée que certains qui sont bien là disparaissent. Irrémédiablement ou pas.

Là sans être là, un homme traverse la rue le nez dans son smartphone, absent à son environnement.